

Zoom libraire
30/06/2021
Le 1er avril 2021 n’était pas un jour comme les autres pour Benoît Delbrouck puisqu’il fêtait un anniversaire peu banal : celui de ses 30 ans de métier ! Trois décennies durant lesquelles sa librairie-presse aura vu passer les bulletins en papier carbone du Lotto, plusieurs générations de délégués, la fonte de certaines marges ou encore de nombreuses modes éphémères. Fier du chemin parcouru, Benoît compte passer la main à Thibault, son fils, mais pas tout de suite…
Joyeux anniversaire !
« Malgré la situation sanitaire actuelle, nous voulions marquer le coup ! Ce n’est pas tous les jours que vous fêtez vos trente ans de carrière. Pour les vingt-cinq ans du commerce, nous avions déjà organisé un petit toast avec les clients et les commerçants du coin. Cette fois, nous avons forcément dû nous limiter tant au niveau des gens présents, uniquement des clients, qu’au niveau des choses prévues.
Devant la librairie-presse, nous avions installé deux tonnelles au cas où le mauvais temps aurait été de la partie, mais heureusement la météo a été clémente avec nous et il faisait beau. Le point de vente était également décoré avec des guirlandes, des ballons, etc.
Plusieurs partenaires avaient répondu présents. C’était le cas de Sudpresse avec le quotidien La Meuse. Nous proposions aux gens de souscrire à un abonnement libraire et de recevoir une télévision comme cadeau de bienvenue. Le journal du jour était bien évidemment offert.
La Loterie Nationale nous avait quant à elle fourni des petits goodies et nous avions mis en place une action sur le Lottery Club avec eux. En plus de cela, nous offrions aux clients un petit brûle-parfum.
De son côté, mon fils m’avait fait une surprise en me faisant cadeau d’une vareuse floquée du nom de la librairie-presse avec le chiffre trente (une du Standard pour lui et d’Anderlecht pour moi) et s’était arrangé avec un des opérateurs de paris sportifs avec qui nous travaillons pour nous faire une belle enseigne.
À cause des règles en vigueur, nous devions avoir une autorisation de la commune ainsi que leur fournir un plan d’entrée et de sortie. Cela a ajouté quelques points d’attention supplémentaire, mais cela n’a pas gâché cette journée pas comme les autres ! »
Origines et agrandissement
« À la base, je travaillais comme gérant de la brasserie Le Vieux Haneffe. En 1991, la propriétaire de l’établissement m’a annoncé qu’elle souhaitait le vendre, mais je n’avais pas les moyens pour l’acheter. C’est alors qu’un de mes cousins qui vivait dans le village m’a informé qu’une librairie-presse était à reprendre. Je n’ai pas dû réfléchir trop longtemps avant de me décider et de débarquer dans le métier, c’était le 1er avril 1991.
Au début, le commerce faisait 70 m² et son emplacement était un peu particulier, car il faisait partie d’une galerie d’autres magasins. Au fur et à mesure, nous avons connu plusieurs aménagements du complexe et ma librairie-presse a pu grandir pour atteindre désormais plus ou moins 160m². Je bénéficie également d’une réserve de 50m² pour entreposer les stocks et les colis.
Un autre grand changement fut le déplacement de l’entrée principale de la galerie. Sur papier, cela n’a l’air de rien mais, dans les faits, le flux de clients ne vient plus de la même façon. Heureusement, j’ai eu l’autorisation de créer une autre entrée face à la rue.
Parmi les autres commerces, certains ne sont plus là actuellement, car ils ont dû fermer et ont été repris par d’autres enseignes. Parfois, cela impacte directement ma librairie-presse, comme avec l’ouverture d’un supermarché juste à côté qui, il est vrai, amène une nouvelle clientèle, mais a aussi fait diminuer mes ventes de boissons et de confiseries, car son prix est plus attractif que le mien.
Dans les environs, nous avions d’ailleurs un bureau de pointage et les gens passaient ici tous les jours pour acheter un journal ou un paquet de cigarettes. Cela a ensuite été espacé à une fois par semaine, puis une fois par mois et maintenant ils ne viennent plus du tout. Vous pouvez avoir le meilleur magasin, vous êtes toujours soumis à des facteurs extérieurs totalement indépendants.
Cependant, je ne pense pas que nous connaitrons le même sort que ces malheureux voisins. Je me rappelle quand il y a eu un gros chantier pour placer les égouts dans la rue. Cela a duré trois mois et plus aucune voiture ne savait passer jusqu’à la librairie-presse. Eh bien les clients venaient avec des bottes ! Les plus fidèles ne nous ont pas lâchés et je me suis dit que si je survivais à ça, il faudrait un tremblement de terre pour nous mettre au sol. »
Un client venait jouer au Lotto chez moi et me disait toujours qu’un jour il gagnerait dans ma librairie-presse. Il a fini par avoir raison puisqu’il a remporté 30.000 euros au Joker. Et il a tenu parole en nous offrant 500 euros chacun à mon employé de l’époque et moi !
Travailler accompagné
« Bien évidemment, la vie de libraire-presse n’est pas simple. Pour moi, un libraire-presse seul ne tient pas plus de cinq ans à un rythme de plus de douze heures par jour, six jours sur sept chaque semaine.
Dès le départ, mon père m’a aidé dans le point de vente et une employée venait tous les après-midis. Quand cette dame est arrivée à l’âge de la pension, nous avons engagé des étudiants. Je n’ai jamais travaillé entièrement seul. Physiquement et moralement, c’est très dur. Il faut pouvoir décompresser, aller faire ses courses, partir en vacances. J’ai eu la chance d’avoir deux bons étudiants qui sont arrivés à seize ans et restés au moins cinq ans les samedis, le mercredi après-midi, les vacances, etc. On pouvait leur faire confiance.
Encore aujourd’hui si j’ai besoin d’un dépannage urgent et qu’ils sont libres, ils sont disposés à me donner un coup de main. J’ai aussi eu des stagiaires en vente de l’IFAPME, mais je suis plus mitigé par rapport à cette expérience. Dans notre métier, la motivation fait beaucoup et elle n’est pas toujours évidente à avoir pour ceux qui ne savent pas trop dans quoi ils s’engagent. »
Évolutions et tendances
« En trente ans, le métier a connu son lot de petites et de grandes révolutions. Par exemple, j’ai connu le Lotto avec des bulletins en papier carbone. Vous deviez remplir la grille à la main et malheur à vous si vous vous trompiez, car il fallait alors tout recommencer de zéro. Finalement, ce système a été un remplacé par l’arrivée des machines du Lotto, c’était une grande évolution.
D’un point de vue moins positif, j’ai en effet constaté une baisse de la vente des journaux, notamment à cause d’internet. De plus en plus de gens, jeunes comme adultes, regardent directement les informations sur leur smartphone.
Sans oublier la diminution de certaines marges, comme sur les produits du tabac ou la fameuse histoire des frais de Bancontact. Quand quelqu’un venait vous acheter un timbre à la pièce et voulait payer avec sa carte bancaire, vous perdez de l’argent. C’est tout de même invraisemblable !
Aujourd’hui, les gens veulent tout, tout de suite. Si leur enfant doit lire un livre pour l’école, ses parents débarquent bien souvent trois jours avant la date butoir pour demander si vous l’avez, car ils ne l’ont pas trouvé sur Amazon. C’est dommage de se dire que leur premier réflexe est d’aller voir en ligne alors que s’ils s’y étaient pris à temps, j’aurais pu leur obtenir sans soucis.
Nous avons aussi connu des modes éphémères du style de celle des hand spinners. C’était une véritable folie, les gens étaient prêts à faire des kilomètres pour en trouver et il y en avait chez le boulanger, le marchand de légumes, etc. Dans le coin, une dame en avait même commandé sur internet et en vendait à la sortie de l’école deux fois moins cher que dans les commerces.
Sinon, nous avons vu passer pas mal de délégués. Nous entretenons d’ailleurs de très bons rapports avec eux, quel que soit le fournisseur. C’est cocasse de se dire qu’on en voit défiler un certain nombre en trente ans. Soit parce que la société disparaît, soit ils prennent leur pension ou évoluent au sein de l’entreprise.
Ces changements évolutifs concernent aussi notre réseau puisque nous étions plusieurs librairies-presse dans le coin, mais ma collègue avait arrêté donc sa clientèle était venue ici en grande partie. Depuis lors, une autre personne a ouvert un point de vente de l’autre côté du village et ceux qui vivaient près de chez elle sont repartis là-bas. »
Dans l’histoire de ma librairie-presse, le gros problème que j’ai rencontré reste les vols de nuits. Sur les trente ans, j’en ai connu une dizaine et j’ai même été braqué avec une arme. La fois la plus récente, je suis arrivé pour l’ouverture de mon point de vente et les voleurs démarraient en voiture. Dans ces cas-là, vous ne savez pas comment réagir. Cela fait malheureusement partie de l’expérience, mais psychologiquement ce n’est pas évident.
La presse, cœur du métier
« Les grandes transformations qui m’ont permis d’agrandir mon commerce constituent un moment important pour ma librairie-presse, car j’en ai profité pour ajouter quatre mètres de linéaires presse afin de compléter le contour d’une partie du magasin.
Je pense que nous devons avoir presque cent-vingt mètres de linéaires développés, ce qui représente une énorme quantité de titres différents. Et qui dit beaucoup de magazines dit évidemment grosse gestion des quantités. Oui, nous proposons énormément de titres différents, mais nous n’avons pas trente exemplaires de chaque.
Il faut arriver à un certain équilibre et à gérer à la perfection ses demandes de retour pour ne pas avoir des numéros qui vont rester trois mois en magasin si on sait pertinemment bien qu’on ne va en vendre qu’un ou deux. Cette offre presse fait clairement notre force, car les gens viennent d’ici et de plus loin parce qu’ils savent qu’ils vont trouver ce qu’ils cherchent. Rien que sur l’entité de Saint Georges, nous devons être sept.
La libéralisation de l’autorisation du commerce de presse un peu partout a généré une augmentation des points presse et donc a diminué la quantité de vente. C’est un peu comme le Lotto maintenant, ils posent des machines où ils peuvent. Et après quand tu fais tes courses au supermarché, tu vois des clients acheter un Ciné Télé Revue et tu ressens un petit pincement au cœur. »
Se diversifier au fil des années
« En plus des produits qui sont des piliers des librairies-presse, nous avons proposé des jouets et de la papeterie assez vite. Forcément, comme une enseigne Club est arrivée dans le zoning non loin, suivie d’un Action, cela impacte nos ventes. On sent que pour la rentrée scolaire, les gens font le gros de leurs achats en grandes surfaces dès le mois de juin. Mais à cette période-là, nous sommes plutôt en train de préparer le 15 août que la rentrée. Nous vendons davantage pour les examens de juin quand les parents refont le plumier pour avoir tout le matériel.
Les paris sportifs font aussi partie de notre offre. Nous avions commencé avec Stanleybet puis Scooore. En 2010, la Coupe du Monde avait bien fonctionné et les paris sportifs avaient pris une grande ampleur. Assez paradoxalement, c’était l’époque où tu devais entrer les matchs et les paris sportifs toi-même avant de les imprimer, donc cela prenait un certain temps.
J’ai essayé de développer le livre avec les BD, les livres de poche et les best-sellers. Nous avons pu créer un espace dédié pour les mettre en valeur. Malheureusement, l’affaire Caravelle m’a fait mal et nous avons perdu plusieurs milliers d’euros d’invendus chez eux, mais nous continuons de travailler ce produit.
Parmi nos autres services, nous proposons des colis, des articles cadeaux, des bougies, bijoux, parfums, accessoires, livres, cartes de vœux, des photocopies et nous servons aussi de dépôt pour du nettoyage à sec et de la cordonnerie.
Cependant, nous avons conscience que le temps se fait de plus en plus rare et que le nombre de produits différents ne fait qu’augmenter. Chaque fois qu’un représentant vient vous présenter une opportunité, il faut bien peser le pour et le contre car vous allez devoir investir sans trop savoir si cela va fonctionner. »
Pendant le confinement, nous avons songé à mettre sur place un système à emporter si nous ne pouvions pas ouvrir. Nous avions même commencé des démarches auprès du bourgmestre pour au moins permettre aux gens qui en avaient besoin de venir recharger leur compteur à budget le fameux samedi où nous avons tous dû fermer.
Générer du passage avec le colis
« Les colis restent un grand sujet de discussion. Pour mon point de vente, je dirai que nous recevons plus de deux cents colis par jour. Croquettes pour animaux, télévision ou bidons d’huile, il y a vraiment de tout, et le succès de Vinted pour les vêtements de seconde main a clairement joué un rôle dans cette augmentation des paquets.
Le vrai atout des colis, c’est qu’ils génèrent du passage et attirent des clients du coin mais aussi de plus loin. Ils contribuent à la visibilité de ton point de vente et cela te fait de la publicité. Malgré tout, cela demande aussi pas mal de travail. Tu dois les réceptionner, les scanner, les entreposer, etc.
Avant, le lundi après-midi était plus calme et tu pouvais passer tes commandes, mais désormais tu as les gens qui viennent déposer leurs colis, les chercher ou te demander si tel paquet est assez grand.
Mais rien que pour le passage qu’ils t’amènent, cela reste un produit intéressant à travailler. Sans oublier qu’ils peuvent déboucher sur des ventes supplémentaires. »
Héritage et passation de pouvoir
« Physiquement, je commence à accuser le coup. Quand tu regardes en arrière, tu te dis que trente ans ce n’est tout de même pas rien. Mais bon tant que la santé me le permet, je serai là.
Et puis, pour le futur, Thibault, mon fils, est motivé à l’idée de reprendre la librairie-presse. Cela fait deux ans qu’il travaille avec moi et que je lui apprends les ficelles du métier.
Ce n’est pas facile de laisser la main, donc le flambeau est transmis petit à petit. Je pense que même quand je serai retraité, je ne serai jamais très loin pour lui donner un coup de main. Le magasin est trop grand pour une seule personne.
C’est chouette et un peu inquiétant à la fois de voir les différentes idées et concepts qu’il aimerait développer pour l’avenir. Le plus important c’est qu’il soit conscient qu’on ne révolutionne pas un commerce du jour au lendemain, il faut un changement progressif et linéaire. Le concept de la librairie-presse, tu ne vas pas le changer mais tu dois surfer sur la vague de produits éphémères donc tu dois te réinventer perpétuellement.
D’ailleurs ceux qui pensent que c’est facile se mettent un sacré doigt dans l’œil. Parfois, les gens qui cherchent leur voie, voient notre métier comme un créneau super simple, mais ils se cassent vite les dents car ils l’ont sous-estimé. »
Interview réalisée par Colin Charlier dans le cadre du Prodipresse Mag n°104 (Juin/Juillet 2021)